On m’a raconté que quand j’étais petite, j’écoutais en boucle, les yeux dans le vague, l’album La Petite Josette, allongée sur le canapé devant le tourne-disque. Je portais sûrement des salopettes en velours côtelé, des pulls tricotés ou de petits cols roulés jaune moutarde, comme ça se faisait dans les années 90. La strophe qui revenait sans cesse commençait par “C’est la petite Josette, qui n’en fait qu’à sa tête”.
D’aussi loin que je me souvienne, j’ai toujours aimé les histoires de filles qui n’en font qu’à leur tête. Mes parents, eux, n’en pouvaient plus d’entendre cette voix à longueur de journée. À contre-coeur, ils retournaient le 33 tours pour que je puisse écoute la suite d’une histoire que je connaissais déjà par coeur.

Un peu plus tard, mes soeurs et moi on écoutait Des yaourts à tout et on chantait les paroles à tue-tête, lovées sur l’un des lits superposés de la petite chambre du fond : “Y a des ya ya, Y a des ya ou, Y a des yaourts à tout, Y a des yaourts à a fraise, on les mange bien à l’aise, des yaourts au chocolat, jusqu’ici ça va”.
À l’approche des fêtes de fin d’année, on fredonnait la chanson sur le Saint Nicolas, une fête traditionnelle qui tient une place à part dans ma famille germanophile. Ma mère, professeure des écoles aujourd’hui à la retraite, a appris cette chansonnette à ses élèves pendant toute sa carrière. Les gosses l’adoraient.
Puis, j’ai grandi, et à l’aube de la pré-adolescence, j’ai peu à peu délaissé les histoires de yaourts, de matous, de bols de chocolat et d‘ânes de Noël pour Lorie, Jenifer ou les L5. Je n’ai plus jamais vraiment pensé à la petite Josette.
Le 30 novembre, mon père a envoyé un message sur la conversation WhatsApp familiale : “La dame aux Fabulettes vient de mourir 😦 Il n’y aura plus de yaourt à tout !” . Incrédule, j’ai répondu, “ C’est qui la dame aux Fabulettes ?”. Du tac au tac, ma soeur aînée a rétorqué “Ben c’est Anne Sylvestre ! ”
Voilà que ce nom, que je n’avais pas entendu depuis des années, rejaillissait des tréfonds de ma mémoire. Mais qui était-elle donc, cette héroïne de mon enfance, si présente dans mes souvenirs et dans notre mythologie familiale, à qui j’ai, semble-t-il, oublié de prêter l’oreille une fois grande ?
Comme souvent quand les gens connus décèdent, une pluie d’articles vient leur rendre hommage. C’est en écumant les articles de Libération, du Monde, ou les podcasts France Culture que j’ai compris qu’Anne Sylvestre, partie à 86 ans, n’était pas seulement une chanteuse pour enfants… Elle aura également chanté pendant plusieurs décennies les femmes, leur corps, la maternité, la sororité.

Anne Beugras, dite Anne Sylvestre, avait 23 ans lorsqu’en 1957, elle se produisit pour la première fois dans le cabaret parisien La Colombe, où avaient également débuté Pierre Perret et Jean Ferrat, entre autres. Deux ans plus tard, elle sortit son premier disque, à une époque où le devant de la scène était surtout occupé par des hommes, comme Brel ou Brassens pour ne citer qu’eux.
Avec sa voix grave, forte, ses rimes à l’ancienne, elle fut véritablement remarquée avec sa chanson Mon mari est parti, un réquisitoire pacifiste, écrit en pleine guerre d’Algérie. On commença alors à la comparer à Brassens pour ses textes sobres et poétiques, en la surnommant “La Brassens en jupon”, ce qui ne manquait pas de la mettre en pétard.
Déjà, elle sentait que rien ne serait facile, parce qu’elle était une femme. Mais sous sa frange, ses gros pulls en laine et ses jupes plissées, elle se rebiffa chaque fois qu’on tenta de lui imposer quelque chose qu’elle n’avait pas choisi.
Féministe sans concessions
Elle aimait raconter qu’à ses débuts, à maintes reprises, on lui avait conseillé de se faire refaire le nez pour correspondre à la mode de l’époque. Une fois, on lui demanda d’entrer sur scène par le fond pour ne pas qu’on puisse la voir de profil. Qu’importe, elle continua d’arborer fièrement son long nez et d’ignorer les remarques sur son physique.
Suite à des conflits avec Philips, son producteur de l’époque, puis avec les Disques Meys, elle fonda son propre label en 1973, Production Anne Sylvestre. Une décision inédite et risquée, prise pour ne jamais avoir à chanter de chansons plus commerciales. La liberté sinon rien. Un tournant dans sa carrière, qui lui permit d’écrire des textes de plus en plus engagés.

En 1971, le Manifeste des 343 salopes parut dans l’Obs, signé par 343 femmes clamant haut et fort avoir déjà eu recours à l’avortement, à une époque où celui-ci était toujours interdit par la loi. En 1974, Anne Sylvestre chantait Non tu n’as pas de nom :
Non non tu n’as pas de nom ; Non tu n’as pas d’existence ; Tu n’es que ce qu’on en pense
(…) L’esprit autant que la forme ; Qu’on te porte dans la tête ; Que jamais ça ne s’arrête ; Tu ne seras pas mon centre ; Que savent-ils de mon ventre ; Pensent-ils qu’on en dispose ; Quand je suis tant d’autres choses
En 1975, elle écrivit Une sorcière comme les autres, plus connue comme la “chanson des sorcières”, qui dénonçait la misogynie ambiante, les carcans imposés aux femmes et l’insupportable pression exercée sur le corps féminin par la société.
Je vous prie ; Ne m’inventez pas ; Vous l’avez tant fait déjà ; Vous m’avez aimée servante ; M’avez voulue ignorante ; Forte vous me combattiez ; Faible vous me méprisiez ; Vous m’avez aimée putain ; Et couverte de satin ; Vous m’avez faite statue ; Et toujours je me suis tue
En 1978, elle parlait du viol dans Douce Maison. Elle acceptait qu’on la considère comme féministe, à une époque, pas si lointaine (et pas vraiment révolue) où ce mot était presque une insulte. “C’est la seule étiquette que je ne décolle pas”, disait-elle.
Écrire pour les enfants

Dès 1962, alors enceinte de sa fille aînée, Anne Sylvestre commença à écrire pour les enfants. “Les enfants ont droit à des chansons écrites spécialement pour eux, pour qu’ils puissent les chanter à leur tour et jouer avec. Ça n’empêche pas d’y mettre de beaux mots et de la poésie… En fait, ce sont des recettes pour une vie plus facile”, déclarait-elle au micro d’Hélène Azéra sur France Culture en 2003.
C’est ainsi que les Fabulettes, ces odes au quotidien et à la douceur de vivre, prirent vie…ce qui valut à Anne Sylvestre d’être cataloguée comme chanteuse pour enfants toute sa carrière, faisant de l’ombre à son combat féministe et à ces chansons dites “pour adultes”, pourtant empruntes de beauté.
J’aime les gens qui doutent, les gens qui trop écoutent leur cœur se balancer ; J’aime les gens qui disent et qui se contredisent et sans se dénoncer
(…) J’aime les gens qui n’osent s’approprier les choses, encore moins les gens ; Ceux qui veulent bien n’être, qu’une simple fenêtre pour les yeux des enfants ;
Ceux qui sans oriflamme et daltoniens de l’âme ignorent les couleurs ; Ceux qui sont assez poires pour que jamais l’histoire leur rende les honneurs
….fredonnait—elle en 1986. Des paroles qui font écho à l’indifférence que rencontra son oeuvre dans le milieu de la chanson française. Elle-même remarquait qu’elle ne passait jamais à la radio, ni à la télé, alors qu’en tournée, elle faisait toujours salle comble. “Chaque fois qu’on cherche à énumérer des chanteurs importants, on ne cite pas mon nom. Ou alors on le met en tout petit en bas des affiches, dans la catégorie “divers” ou dans “etcétéra”, disait-elle, non sans humour, à Hélène Azéra.
Le fait de ne pas être médiatisée, elle semblait en avoir pris son parti, et continua à tourner jusqu’à la fin.
Éternelle pionnière

En 2013, elle sortit la chanson Juste une femme, dénonçant le sexisme et les abus de pouvoirs commis sur les femmes. L’affaire DSK était déjà passée par là mais la vague #metoo n’avait pas encore déferlé dans nos vies, et déjà, Anne Sylvestre chantait :
C’est juste une femme ; C’est juste une femme à saloper ; Juste une femme à dévaluer ; J’pense pas qu’on doive ; S’en inquiéter ; C’est pas un drame ; C’est juste une femme
Petit ami, petit patron ; Petite pointure ; Petit pouvoir, p’tit chefaillon ; Petite ordure ; Petit voisin, p’tit professeur
Mains baladeuses ; Petit curé, petit docteur ; Paroles visqueuses ; Entremetteuses
Il y peut rien si ça l’excite ; Et qu’est-ce qu’elle a cette hypocrite ? ; Elle devrait se sentir flattée ; Qu’on s’intéresse à sa beauté
Mais c’est pas grave ; C’est juste une femme ; C’est juste une femme à humilier ; Juste une femme à dilapider
J’pense pas qu’on doive ; S’en offusquer ; C’est pas un drame ; C’est juste une femme
« Je n’ai jamais cherché à être à la mode, mais je suis une chanteuse de mon temps”, disait-elle. On comprend mieux pourquoi ses paroles, ses rimes, ses combats, n’ont pas pris une ride.