Récemment, en écumant les rayons de ma librairie préférée, je suis tombée par hasard sur un petit ouvrage à la couverture verte, édité par Zulma. Sur le bandeau rouge qui l’entourait, cette phrase de Toni Morrisson : “Ce roman est un miracle”.

Depuis plusieurs années, j’essaie de m’initier à la littérature africaine, francophone comme anglophone. Et je remarque qu’en France, on continue à distinguer littérature française et littérature francophone…Probablement un résidu de mécanismes colonialistes bien ancrés. Résultat, on entend bien peu ces voix venues d’Afrique. Et contrairement aux écrivain.e.s africain.e.s anglophones — dont de nombreuses femmes — qui participent activement au renouveau de la littérature anglo-américaine (comme Chimamanda Ngozi Adichie, Imbolo Mbue, Chigozie Obioma pour ne citer qu’eux), en France, il y a encore du chemin à faire.
Toujours est-il que jusqu’au fameux jour où j’ai découvert ce petit livre vert, Boubacar Boris Diop était pour moi inconnu au bataillon. Pourtant, les moteurs de recherche, eux, le connaissent bien. En quelques clics, j’ai réalisé que je tenais entre les mains le roman d’un mastodonte de la littérature africaine. Murambi, le livre des ossements nous parle du génocide rwandais, ultime génocide du XXème siècle. Construit comme une enquête, le roman tenter d’éclairer sur les raisons qui ont poussé les Hutu à massacrer près d’un million de Tutsi entre les mois d’avril et de juillet 1994.

Hutu et Tutsi, quelle différence ?
Historiquement, le terme Tutsi désignait les éleveurs les plus aisés, ceux qui possédaient des vaches et détenaient le pouvoir. Les Hutu, eux, étaient de simples familles d’agriculteurs. Mais en réalité, en termes ethniques, rien ne permet de les différencier, que ce soit au niveau de la langue, des croyances, de la culture ou de leurs origines géographiques. “L’aspect physique est le seul argument soi-disant déterminant qui a servi de prétexte aux européens pour catégoriser ces peuples. Cette erreur épouvantable a malheureusement fait ses victimes dans les deux camps“, explique Faustin Kabanza dans son article dansMediapart. En fait, les seules ethnies présentes au Rwanda seraient les rwandais et l’ethnie burundaise.
Un récit pour imaginer l’inimaginable
Dans Murambi, le livre des ossements, on comprend que l’assassinat du président hutu Juvénal Habyarimana le 6 avril 1994 a été l’élément déclencheur du génocide. Immédiatement après, les Tutsi appartenant au Front Patriotique Rwandais (FPR), créé au début de la guerre civile en 1990 ont été accusés d’avoir organisé l’assassinat. Le FPR contestait le pouvoir de Juvénal Habyarimana, représentant du “Hutu Power”. Pendant la guerre civile, le front se battait contre le pouvoir en place pour restaurer les droits des Tutsi rwandais.
En 1994, deux jours après l’attentat contre Juvénal Habyarimana, les tueries ont commencé à Kigali, dans l’indifférence générale de la part de la communauté internationale…
Le roman de Boubacar Boris Diop tente de nous éclairer sur les raisons qui ont mené, en 1994, à une telle escalade de la violence, au recours systématique à la torture, au viol et à l’assassinat de Tutsi de tous âges. Ses personnages nous livrent des réalités différentes, qui permettent au lecteur de s’imprégner du climat de l’époque. Il y a Jessica, résistante et miraculée ; Austin Gaana, membre des milices du Hutu Power; Siméon Habineza le sage et son frère, le docteur Karekazi, responsable de la mort de dizaines de milliers de personnes… Et Cornelius, de retour au pays après le génocide, qui tente de comprendre les mécanismes derrière la haine aveugle et absurde qui a ravagé le pays.
Une histoire de la violence
Le génocide a été l’aboutissement de nombreuses années d’incitation à la haine de la part d’extrémistes hutus envers la population tutsi. Des divisions nourries depuis bien longtemps, en partie par les pouvoirs coloniaux. En effet, sous le régime colonial belge , les populations tutsies étaient considérées comme supérieures aux populations hutues. Un favoritisme qui a entretenu un profond ressentiment des Hutus envers les Tutsis. Suite à l‘indépendance du Rwanda en 1962, Hutus et Tutsis se sont affrontés pour prendre le pouvoir. Cette lutte a conduit à la victoire des Hutus mais aussi à l’assassinat de nombreux Tutsis et à leur exil forcé.
Plus tard, en 1992, un massacre de Tutsi a eu lieu dans le district de Bugesera, selon les mêmes modalités que le génocide perpétré deux ans plus tard : appels au massacre à la radio, convocation de la population pour que le “travail” soit effectué de manière collective, puis premiers massacres commis par des militaires ou des milices, avant d’être rejoints par l’ensemble de la population.
Dans le roman de Boris Diop, l’intrigue se déroule en partie à Murambi. Car c’est dans une école de cette ville que s’est déroulé l’une des tueries de masse les plus sanglantes commise pendant le génocide de 1994.

Au mois d‘avril 1994, plusieurs dizaines de milliers de Tutsi de la région avaient trouvé refuge dans l’école technique de Murambi. Ils s’y pensaient protégés par l’évêque et le maire de la ville, qui leur avaient promis que des soldats français viendraient à leur rescousse. Mais leurs bienfaiteurs étaient corrompus par les Hutu. La nuit du 21 avril, des milices hutu ont envahi l’école, massacrant plus de 64 000 Tutsi. Aujourd’hui, le site abrite un musée du génocide qui expose les squelettes de plusieurs milliers de victimes.
Et la France, dans tout ça ?
Dès le début de la guerre civile, la France a soutenu financièrement, militairement et diplomatiquement les Hutu contre le FPR pour des raisons diplomatiques et bien-sûr…économiques. Le gouvernement Mittérand considérait à l’époque que le FPR n’était soutenu que par une minorité de la population. L’implication de la France pendant les mois du génocide est sujet à de multiples controverses même si officiellement, le gouvernement français a cessé d’intervenir et ses soldats ont quitté le territoire suite à l’opération Amaryllis du 8 avril 1994.
Finalement, après 3 mois de tueries, la France a lancé l’opération Turquoise, officiellement pour mettre fin aux massacres.

Il n’existe pas de mots pour parler aux morts, fit Siméon d’une voix tendue. Ils ne se lèveront pas pour répondre à tes paroles. Ce que tu apprendras là-bas, c’est que tout est bien fini pour les morts de Murambi. Et peut-être alors respecteras-tu encore mieux la vie humaine. Notre existence est brève, elle est un chapelet d’illusions qui crèvent comme de petites bulles dans nos entrailles. Nous ne savons même pas à quel jeu elle joue avec nous, la vie, mais nous n’avons rien d’autre.
Dans Murambi, le livre des ossements, Boubacar Boris Diop rassemble les différentes pièces d’un puzzle invisible pour tenter de redonner du sens à ce qui n’en n’a plus, pour essayer d’entrevoir un avenir, malgré tout.