Avant ce mois de juin 2022, malgré plusieurs séjours en Italie, je n’avais toujours vu Naples, ville du sud, 3ème du pays en taille, qu’à travers des films qui en donnaient une image peu reluisante. Dans les oeuvres cinématographiques, Naples est souvent présentée comme âpre, moite, sale et violente. Je pense notamment aux films Gomorra (2008), à Napoli, Napoli, Napoli (2009) ou Main basse sur la ville (1963) dans lesquels la ville est essentiellement traitée à travers le prisme de la pauvreté et de la brutalité masculine.
En 2017, j’ai découvert le premier tome de la saga L’Amie Prodigieuse d’Elena Ferrante, l’autrice italienne à succès qui ne répond à aucune interview et n’apparaît jamais en public. Cette écrivaine énigmatique, dont la véritable identité a fini par été dévoilée en 2016 est devenue un phénomène littéraire mondial grâce à cette saga, adaptée à l’écran par la Rai en 2018.
Sur les pas des héroïnes d’Elena Ferrante
L’intrigue démarre dans les années 50, au cœur d’un quartier populaire de Rione Luzzatti, au nord de Naples. Au fil des tomes, on suit sur plusieurs décennies les existences parallèles de Raphaella et Elena, dites Lila et Lenù, filles issues de la classe ouvrière, dont les chemins se perdent et se retrouvent tout au long de leur vie. Lila et Elena s’aiment, se jalousent, se défient, s’encouragent et parviennent, chacune à leur manière, à déjouer les déterminismes sociaux qui les prédestinaient à une vie de soumission toute tracée et à dépasser les frontières invisibles dessinées autour de leur quartier baigné par les règlements de compte, la corruption et la pauvreté.
Hormis les récits savamment imbriqués des deux protagonistes, l’écriture fine et sensible d’Elena Ferrante et les détails historiques, sociaux et politiques qui permettent de mieux comprendre l’Italie de la seconde moitié de 20ème siècle, cette fresque intime et poétique nous offre une plongée dans le Naples d’après guerre, ses ruelles sombres et étroites, ses grands boulevards aux façades modernes, son ancrage politique, la sérénité qui entoure le bord de mer, la brutalité, l’entraide, la débrouille de ses habitants. À partir de ce moment-là, j’ai eu envie de découvrir cette ville et de retrouver un peu de Lila et Lenù dans le Naples d’aujourd’hui.
Seule à Naples
Avant mon départ, j’ai eu l’occasion de dire à des amis ou connaissances que je partais en Italie et que je descendrai la botte en train en marquant plusieurs étapes. Et si le début de mon séjour se ferait avec ma sœur, je le terminerai seule, à Naples. À ce moment-là de la discussion, j’ai souvent fait face à des yeux écarquillés, des interrogations et des avertissements : “Quoi, tu vas seule à Naples ?”, “Ne prend pas ton appareil photo avec toi…”, “Ne dis pas que tu es seule”, “Ne te baigne pas, les plages sont craignos”, “C’est une ville super dangereuse, il faut pas s’éloigner des beaux quartiers”, “Si j’étais toi, je rentrerais pas tard le soir, il se passe des trucs de fou dans cette ville”. J’ai alors pensé à ma copine Lisa, qui a sillonné seule l’Amérique Latine pendant des mois malgré les tentatives de dissuasion de son entourage (elle en parle dans Un voyage à soi, 2ème épisode du podcast Dédomination), et je me suis dit que décidément, même si la révolution féministe était en marche et qu’elle nous aidait à regagner notre place dans l’espace public, elle avait décidément de beaux jours devant elle et du pain sur la planche.
Ce mois de juin 2022, j’ai pris le train depuis Paris pour l’Italie. Après 3 jours dans les Cinque Terre, 2 jours à Florence et 2 jours à Rome, je suis montée à bord d’un premier TER puis d’un 2ème pour descendre jusqu’à Naples. En quittant la capitale, du train, on voit vite les paysages changer. Les zones périurbaines laissent place à de grandes prairies où paissent des animaux d’élevage, écrasés sous le soleil. À mesure qu’on s’approche de Naples, l’espace urbain reprend le dessus et alors, on se sent vraiment dans le sud de l’Italie. Les façades colorées et abîmées d’immeubles et de petites maisons se succèdent les unes aux autres, le linge sèche sur les rebords de fenêtre, les grafitis envahissent les murs et au loin, on aperçoit la mer.
En descendant du train, j’ai entrepris d’appeler un taxi. Un chauffeur d’une soixantaine d’année m’a approchée dans sa vieille carlingue, a jeté ma valise dans le coffre sans plus de cérémonie et a mis les gaz pour rejoindre le quartier de Chiaia où je devais loger. Très vite, l’angoisse m’a saisie quand j’ai réalisé que le napolitain ne ressemblait en rien à l’italien que j’avais sagement appris au lycée. Pendant tout le trajet, j’ai tâché de faire bonne figure, répondant “ah, ok !” l’air très enthousiaste, lorsque le chauffeur pointait un monument du doigt et m’abreuvant d’explications incompréhensibles. (Après quelques heures à Naples, mon oreille a fini par s’habituer à l’accent et j’ai pu arrêter de rire bêtement à des blagues que je ne comprenais pas).
Dans les ruelles sombres de Chaia
Le quartier de Chiaia tire son nom de la via Chiaia, grande rue passante qui démarre à sur un côté de la Piazza del Plebiscito, la plus importante de Naples. C’est dans ces rues qu’est née en 1889 la pizza margharita, créée aux couleurs de l’Italie en l’honneur de Marguerite de Savoie, reine d’Italie alors en voyage à Naples.
Aujourd’hui, les napolitains se rendent à Chiaia pour faire leurs achats et semblent passer sans plus y prêter attention devant les nombreux palais et églises que le quartier renferme. Celui-ci fourmille aussi de petites supérettes à l’ancienne (où l’on trouve de très bons fromages), de primeurs, d’enseignes grésillantes, de terrasses où boire son café et déguster son croissant à l’abricot et comme partout à Naples, de petits hôtels religieux incrustés dans les façades des immeubles, sans oublier les scooters pétaradant de jour comme de nuit dans les ruelles humides. Dans l’Amie Prodigieuse, cette partie de la ville est présentée comme étant plutôt chic. Les jeunes de Rione Luzzatti y découvrent une autre facette de la vie napolitaine que celle qu’ils connaissent depuis toujours : plus urbaine, où se côtoient des gens qui semblent apprêtés et libres.
Aujourd’hui, le quartier semble plutôt populaire et on peut facilement s’installer à la terrasse de petits cafés pour boire un jus frais en regardant les napolitains déambuler, faire leurs courses, se presser ou s’engueuler.
À quelques centaines de mètres se trouve la Piazza dei Martiri, gardée par un monument orné de lions. C’est sur cette place que les Cerullo ouvrent leur boutique de chaussures dans le tome 2, intitulé Le Nouveau Nom. Lorsque je suis partie à la recherche de cette place, la nuit tombait je me suis perdue dans les rues montantes et descendantes du quartier. Un couple en vespa s’est alors arrêté pour me demander où j’allais et a offert de me déposer sur la place. J’ai accepté et me suis retrouvée sur une bécane roulant à vive allure, dépassant l’air de rien des voitures de police et grillant des feux rouges. Quand j’ai atteint la place, il faisait nuit noire.
En en faisant le tour, j’ai pu admirer l’élégance de son architecture et le calme qui y régnait. Mais je n’y ai pas trouvé la moindre trace des chaussures dessinées par Lila. Seulement des boutiques de luxe et des personnes attablées en terrasse, cocktails à la main, sous de larges parasols blancs…
Arpenter le lungomare
Non loin de là, la mer s’étend à perte de vue et au loin, on aperçoit le Vésuve, fièrement dressé face à la ville. Dans le roman, Lila et Lenù entreprennent, alors qu’elles ne sont qu’à l’école primaire, de quitter leur quartier pour marcher jusqu’à la mer. Elles finissent pas rebrousser chemin et c’est finalement Elena qui, plusieurs années après, la découvre en premier, lorsque son père lui fait visiter pour la première fois le centre de Naples avant sa rentrée au lycée. Sous un soleil sans pitié, j’ai entrepris de longer le “lungomare” sur plusieurs kilomètres. Tout le long de la côte, on trouve de petites baraques de plage colorées, des stands de poisson grillé, des camions vendant des boissons fraîches, des familles entières assises sur le sable ou enfoncées dans de vieux sièges de camping face à la mer, des dizaines de corps dénudés qui s’offrent au soleil sur les rochers, sans compromis.
Il m’a fallu marcher un long moment pour atteindre le Palais Donn’Anna et les plages privées qui l’entourent, où Lila et Elena viennent se baigner adolescentes. Ce palais, dont la construction a débuté en 1642, avait été commandé par la vice-reine Donna Anna Carafa à un fameux architecte de l’époque, Cosimo Fangazo. Mais celui-ci ne fut jamais terminé en raison de la mort prématurée de Don’Anna. Bien qu’inachevé, l’édifice offre une vue imprenable, le soleil perçant à travers ses ruines qui s’avancent dans la mer.
Une fois arrivée devant le Bagno Elena (rebaptisé suite au roman), établissement balnéaire au pied du palais, j’ai constaté avec horreur que ce dernier était en plein travaux, défiguré par une armée échaffaudages. Ravalant ma frustration, je me suis promis d’y revenir une prochaine fois… et suis repartie sous un soleil de plomb vers le centre de Naples.
Le soir, le lungomare offre la possibilité de boire un verre ou de manger de savoureuses pizza face à la mer, avec vue sur le Castel dell’Uovo, l’un des lieux emblématiques de la ville où Elena se rend avec son père, qui travaille en tant que portier non loin de là. La légende dit qu’un œuf a été enterré sous ses fondations et que sa destruction entraînerait celle de la ville toute entière…
Frénésie sur la via Toledo
Pour retrouver le cœur vibrant de Naples, il faut quitter le bord de mer et emprunter la via Toledo, l’une des artères principales de la ville, bordée de grands magasins et envahie de voitures. Sur son versant gauche s’étalent les quartiers espagnols, aux ruelles escarpées et maisons de plain pied où vivent en majorité des étudiants, familles modestes et étrangers. Dans ces rues, on ne peut ignorer les fanions colorés suspendus entre les habitations, les nombreux étals de souvenirs installés le long des murs et les multiples hommages à Maradona, dont le visage est peint, un peu partout sur les façades. Sur le versant droit de la via Toledo, on tombe sur une immense galerie en verre, la Galleria Umberto I. Construite fin 19ème sur le modèle des théâtres parisiens, l’édifice a longtemps été une salle de spectacle où se rencontrait le gratin culturel et intellectuel de la ville. Dans le tome 2 de l’Amie Prodigieuse, Lila, Elena et leurs amis s’y rendent pour manger une glace, un épisode qui finit en bagarre entre les garçons de Rione Luzzatti et ceux des beaux quartiers.
Lors de ma visite de la galerie, le soleil tapait fort sur le dôme en verre, rendant l’atmosphère étouffante. Je fus déçue de voir que l’ancienne salle de spectacle abrite aujourd’hui un MacDonald, une banque, une boutique Zara ou encore un magasin de téléphonie mobile…
Les librairies et les étudiantes en ébullition de Port’Alba
L’un de mes endroits préférés de Naples a été le quartier étudiant de Port’Alba, qui commence dans un coin de la Piazza Dante. Ce quartier est connu pour ses librairies et la vie culturelle foisonnante qui s’y déroule. C’est d’ailleurs dans l’une de ces librairies qu’Elena trouve un job d’été lorsqu’elle est au lycée. Dans l’adaptation à l’écran du roman, cet épisode se déroule à la Libreria Berisio, où l’on peut acheter des livres le jour et siroter un verre de vin en grignotant des cacahuètes le soir. Lors de ma dernière soirée à Naples, j’ai bu un verre de vin sur l’une des chaises composant la petite terrasse de cette librairie et ainsi assisté aux allers-venues d’étudiants de toutes nationalités, à la recherche d’un lieu où faire la fête. Visiblement, aujourd’hui, bon nombre des librairies qui ont fait la réputation du quartier ont disparu. Mais les quelques unes qui restent offrent un vrai voyage dans le temps, avec leur devanture à l’ancienne, leurs étals poussiéreux et les piles de livres un peu écornés qui s’y entassent. Via Mezzocanone, il n’en reste plus qu’une, appelée Dante & Decartes. Elle est tenue par Raimondo, libraire taciturne qui me fonce dessus lorsque j’entreprends de photographier la devanture : “Si vous êtes là à cause d’Elena Ferrante ça suffit ! Vous n’en trouverez aucun exemplaire dans ma boutique. Et arrêtez avec vos photos, on est pas des animaux !”. Suite à ces mots, je me suis excusée et ai vite pris la fuite, avant de me réfugier dans une librairie un peu plus loin, plus accueillante… mais, il faut le dire, moins dans son jus.
À Port’Alba, j’ai aussi mangé d’excellentes croquettes de fromage et pomme de terre, bu d’onctueux cappuccinos, visité des palais cachés au détour de rues à priori sans intérêt et tenté de déchiffrer les slogans féministes, anarchistes ou écologistes sur les murs de l’Université.
Trois jours à Naples sont passés vite. Cette ville où les gens parlent fort, ne mâchent pas leurs mots et proposent leur aide en toutes circonstances a dépassé toutes mes espérances. Malgré les grandes enseignes de multinationales, les flopées de touristes et les pots d’échappement, Naples semble n’avoir rien perdu de son histoire, de son sens de la communauté, de son côté à vif, des liens inter-générationnels qui façonnent ses quartiers, de son attachement à l’histoire et à son identité si particulière. À Naples, on trouve encore des tresseurs de panier qui travaillent en fumant une cigarette devant leur échoppe et des femmes qui vident des poissons au dessus d’un seau sur le pas de leur porte. Les femmes âgées font descendre des paniers au bout d’une corde depuis leur balcon pour signifier à leurs voisins qu’elles ont besoin qu’on aille leur faire leurs courses. Aucun taxi n’a la clim, alors on ouvre en grand les fenêtres. L’absence de moyens pour rénover la ville et permettre à ses habitants de vivre plus dignement se constate partout, tout le temps. Et pourtant, l’énergie qui se dégage de Naples semble sans bornes.
Nul besoin de préciser que personne ne m’a agressée à Naples. Mon appareil photo est sagement resté autour de mon cou, je suis rentrée parfois très tard le soir et je ne me suis jamais sentie en danger.
Et bien-sûr, j’ai beaucoup pensé à Lila et Elena tout au long de mon séjour. À leur histoire d’amitié et d’émancipation, à leurs passions et leurs échecs, ces turpitudes auxquelles toutes les femmes peuvent, à un moment, s’identifier, qu’elles se promènent à Naples ou ailleurs.
Très belle évocation de Naples telle que je l’ai connue ! On partage avec toi le plaisir de s’y promener et de flâner, nez en l’air, dans ses ruelles et ses palais décatis pour dénicher les perles et retrouver les ambiances de l’Amie Prodigieuse !
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On dirait bien que c’est ce qui caractérise Naples, elle a peu bougé ces dernières décennies, un exception !
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