Depuis ma prime jeunesse, le retour du soleil a toujours été pour moi synonyme d’opportunité de prendre des couleurs et d’arborer un teint plus désirable que celui que je me traîne le reste de l’année : désespérément blanc. Blonde à la peau très claire, j’ai en effet souvent essuyé des réflexions du style “t’es tellement blanche que t’as l’air malade”, “t’as pas l’air en forme”, “pourquoi t’es aussi pâlotte ?” ou bien “tu devrais prendre un peu le soleil, non ?”.
La réalité c’est que décidément, dans cette société, on n’a jamais bon. Les personnes racisées continuent à être essentialisées en raison de leur couleur de peau, ce qui conduit par exemple certaines personnes à se blanchir la peau. Quant aux personnes perçues comme caucasiennes, le fait qu’elle bénéficient d’un “privilège blanc” n’est plus à prouver. Mais même au sein de la catégorie blanche, il y a une hiérarchie. Bien-sûr, l’impact de celle-ci sur la vie des individus est infime : les différentes nuances de “blanchité” ne définissent en aucun cas le parcours d’un individu, les opportunités qui lui sont offertes ou sa place dans la société, comme c’est le cas pour les personnes racisées.
Malgré tout, une chose est sûre : si être blanc reste perçu comme un attribut socialement désirable, mieux vaut ne pas l’être trop, surtout pour une femme, au risque d’avoir l’air malade et non conforme à l’image de la femme idéale occidentale telle qu’on nous la vend depuis des décennies : fine, souple, peau lisse, le teint clair, mais pas trop, avec quelques couleurs sur le visage et des jambes longilignes et bronzées. Cette réalité démontre l’ampleur des diktats qui touchent nos corps et nos peaux, notre organe le plus visible, qui en dit tant de nous…Sur lequel la société projette bien des fantasmes.
Pour ma part, dès toute jeune, j’ai souhaité exposer mon épiderme pâle à faire peur en plein soleil, dès l’arrivée des premiers rayons. Une fois le processus lancé, c’est toujours, de prime abord, la même chose : je rougis, je prends des coups de soleil, plus ou moins graves, je pèle, bref, rien de très heureux visuellement.
Mais après m’être infligée des brûlures pendant plusieurs jours (et avoir enduré un nouveau type de remarques : “t’as vu que t’étais toute rouge ?”, “décidément, le soleil et toi, ça fait deux !”, “sympa ton bronzage vanille-fraise”, “ma pauvre, t’es vraiment pas faite pour le soleil”), ma peau finit par faire taire les mauvaises langues en devenant subtilement dorée. Une sorte de miracle se produit alors : quelques tâches de rousseur apparaissent sur mon nez, le hâle qui recouvre mon visage renforce la couleur de mes yeux, mon blond est plus clair et je ressemble à un abricot en pleine santé, ce qu’on ne manque pas, là non plus, de me faire remarquer “ça te va super bien avec quelques couleurs !”, “t’as vachement meilleure mine !”, “tu fais en meilleure santé comme ça”.
Tout est alors parfait dans le meilleur des mondes. Sauf que. Sauf que. Étant une femme ayant grandi dans les années 90, je me rends bien compte que j’ai été bombardée, comme toute cette génération et les précédentes, par des injonctions physiques en tous genre, qui m’ont pendant longtemps menée à ne voir mon existence sociale que par le biais d’un physique validé par la communauté. Et celui-ci inclue une peau pas trop claire, qui bronze en été. Car si le bronzage n’a pas toujours été synonyme de beauté, il est devenu au cours du 20ème siècle un puissant marqueur social, intériorisé par le plus grand nombre. 1920, Coco Chanel, les bains de mer pour être en bonne santé, l’arrivée des congés payés, la démocratisation du sport de plein air et le raccourcissement des tenues ont contribué à la mise en place de cette nouvelle standardisation autour du bronzage, devenu vecteur d’identité et outil de distinction sociale. Car être bronzé, c’est montrer qu’on a les moyens de se reposer, de prendre du temps pour soi, de lézarder au soleil et de ne faire plus qu’un avec le dehors.
Pendant des années, arborer un teint hâlé pendant la belle saison a tourné à l’obsession. Si je ne bronzais pas, vite et bien, je gâchais mon été, si j’étais trop blanche sur les photos, j’échouais à avoir l’air aussi belle et bien dans ma peau que les autres. Au début de l’été, je prenais des compléments alimentaires pour accélérer le processus de bronzage, je buvais du jus de carotte alors que je déteste ça et me gommait frénétiquement la peau pour faire tenir le bronzage plus longtemps. Puis je m’exposais, méthodiquement, chaque jour, au soleil. Recto, verso, côté, recto encore, verso. Même quand je brûlais, quand le soleil m’assommait, que je m’ennuyais ferme, je restais, sagement, en position bronzage. L’année de mon bac, j’ai même été jusqu’à réviser mes cours en plein cagnard, quitte à avoir des étoiles qui dansaient devant les yeux, profitant de ces deux semaines pour enclencher mon bronzage avant les vacances.
Plus tard, devenue étudiante, je suis peu partie en vacances. J’avais toujours des jobs d’été qui me retenaient à Lyon. Mais hors de question de renoncer à la bronzette. Entre deux services au restaurant ou après une journée à distribuer des prospectus dans la rue, je m’exposais sans retenue sur le bitume des piscines municipales, me tartinant de monoï et de graisse à traire, ce qui avait pour effet faire littéralement frire mon épiderme, si sensible au soleil. Il m’est même arrivé d’aller à la piscine avec des amis, très concernés par ma carnation trop pâle, qui m’ont badigeonnée d’huile d’olive stockée dans une bouteille en plastique pour que je cuise plus vite. Le soir, après la douche, je complétais le tout avec de l’autobronzant bon marché que je m’appliquais religieusement sur tout le corps (visage compris…) pour faire ressortir l’éclat de mon hâle durement gagné.
Au bout de quelques années, mieux vaut tard que jamais, j’ai réalisé qu’avec ce traitement de choc pour ma peau, je terminais l’été avec plein de petites tâches sur les bras et des rides pas très chics sur le visage et le décolleté. J’ai alors entrepris de mettre de la crème solaire, que j’appliquais sous l’huile de bronzage. Malgré les recommandations des pharmacien.nes, “vous avez la peau claire, c’est de l’indice 50 qu’il vous faut”, je m’obstinais à prendre un indice 30 car “la 50, ça empêche de bronzer”. Je continuais à m’étendre en plein soleil dès que l’occasion se présentait.
Résultat, aujourd’hui, ma peau est un peu moins blanche qu’avant. Mon moi de 18 ans serait très fière : grâce à mon dur labeur, la teinte de mon épiderme a fini par foncer légèrement avec les années, et même en hiver, je ne suis plus si pâle (enfin quand même un peu, je ne serai jamais Bella Hadid non plus, qu’on se le dise). Bravo !
Il y a 4-5 ans, un tournant a eu lieu dans ma course effrénée au bronzage : mon père s’est fait opérer d’un mélanome malin sur le bras. À la place, il a maintenant une grosse cicatrice de pirate et il ne s’expose plus du tout au soleil. Son dermatologue l’a mis en garde : “Dites à vos enfants de se protéger systématiquement la peau, de mars à octobre, et d’éviter, au maximum de se mettre au soleil. Dans votre famille, vous avez la peau très fragile et le risque d’attraper un cancer est important”.
J’ai entendu l’avertissement. J’ai pris l’habitude d’aller consulter un dermatologue une fois par an pour vérifier que tout va bien et j’ai sauté le pas : j’achète maintenant de l’écran solaire indice 50. Mais en parallèle, le mécanisme de l’injonction à bronzer ne s’est pas totalement enrayé dans ma tête. Il s’est transformé. Si je ne voulais pas me choper de cancer de la peau, il suffisait donc de troquer la graisse à traire contre une bonne crème solaire… et m’exposer au soleil moins longtemps, voilà tout. Deux-trois heures par jour au lieu de cinq-six peut-être. Si j’étais prudente, il n’y avait pas de raison que je n’aie pas droit à mes deux mois de peau hâlée.
Et puis, ces derniers mois, au même titre que tout le monde, j’ai été bombardée d’informations anxiogènes sur le dérèglement climatique. Et même si je m”intéresse à ce sujet depuis des années, j’ai pu remarquer que petit à petit, les préoccupations liées à la transition écologique m’amenaient à repenser mon rapport au soleil. Si, il n’y a encore pas si longtemps, je voyais le soleil comme mon meilleur ami, je ne suis plus si sûre qu’il nous veuille tant de bien que ça, même si je suis toujours attirée par lui et que j’aime plus que tout le beau temps et être en extérieur.
Nous l’avons tous vécu cette année : l’été a été marqué par une canicule persistante et autres phénomènes climatiques anxiogènes. Pour la première fois, j’ai senti que la volonté de m’exposer à tout prix au soleil me quittait, au profit de promenades dans des forêts obscures, de longues baignades dans l’océan ou dans des rivières ombragées.
Le philosophe Bernard Andrieu s’intéresse de près au rapport entre corps et soleil. En 2008, il a publié Bronzage, une petite histoire du soleil et de la peau aux éditions CNRS et en 2022, Être vif, être à vif. La vivacité du corps devant la dismose au éditions Liber. Dans une interview pour Université Paris Cité, il expliquait : “Le réchauffement nous oblige à nous protéger davantage d’un monde extérieur de plus en plus hostile. Parallèlement on intériorise ce changement pour arriver à ce que j’appelle une « écologie corporelle ». Pour Bernard Andrieu, face aux défis climatiques actuels, nous sommes amenés à repenser notre alimentation, nos modalités de consommation, nos déplacements. Une reconfiguration qui a un impact sur notre corps et la manière dont on l’envisage. Alors que les générations précédentes ont été marquées par une forme d’insouciance vis à vis de leur santé, de l’état de la planète et donc des effets du soleil sur leur corps, on évolue désormais naturellement vers des modes de vie plus durables qui visent à nous garder en meilleure santé plus longtemps. “Cela dit c’est surtout vrai pour les classes sociales les plus privilégiées qui ont les moyens et le temps de réfléchir à tout cela“, précise-t-il.
Dans son ouvrage publié récemment, le philosophe s’intéresse à ce qu’il appelle “dismose“. À l’inverse de la cosmose, terme qui exprime l’idée de fusion, la dismose désigne le fait, pour les êtres humains, de se faire envahir par les éléments naturels, au point de provoquer des mutations internes qui échappent à leur maîtrise. Sont cités en exemple la contamination virale, la pollution, les phénomènes de canicules, qui poussent l’individu à devoir s’adapter et à se diriger vers cette fameuse “écologie corporelle“, qui consiste à se déroutiniser “pour faire émerger d’autres modes d’existence, de déplacement et de relations“. Un phénomène qui pousse l’individu à questionner ses propres limites, pour parvenir à se réinventer.
Quel rapport avec mes histoires de bronzage me direz-vous ? Plus jeune, je focalisais mon énergie sur le fait de convenir à un idéal corporel féminin en été. Je me servais donc du soleil pour correspondre à des diktats véhiculés par la publicité, la mode et la presse féminine.
Cette année, je n’ai pas cherché une destination ensoleillée par tous les moyens en espérant pouvoir rentrer de vacances bronzée. J’ai eu la chance de passer de superbes semaines à sillonner la France en train et en car, avec pour seul but de me dépenser, de me reposer, de profiter d’un temps ralenti et de moments de répit, à l’abri du soleil et de la chaleur. Du coup, j’ai vraiment profité de mes vacances.
Cet été, pour la première fois de ma vie, je ne me suis pas ennuyée sur ma serviette en attendant que mon corps veuille bien revêtir ses couleurs d’été. J’ai appliqué sagement ma crème solaire biodiversity-friendly chaque matin et chaque après-midi, j’ai marché, nagé, fait du vélo, du surf, lu des piles de bouquins sur des bancs, sur la plage ou assise en ville sur des marches d’escalier, sans chercher à exhiber à tous prix un bout de jambe ou de bras au soleil, comme je l’aurais fait avant.
Résultat, je suis revenue hâlée quand même. J’en ai été heureuse 2 heures, puis j’ai pensé à autre chose. Je n’ai pas filé à Monop’ pour acheter une brume bronzante ou des capsules pour faire durer mon hâle. J’ai eu l’idée d’écrire cet article et petit à petit, j’ai vu mon bronzage partir avec l’eau du bain. Je l’ai laissé faire.