Il y a quelques semaines, j’ai publié dans un média en ligne un article sur le monde de l’influence et sa totale déconnexion des enjeux liés à la transition écologique. Après avoir passé plusieurs heures sur les comptes Instagram des stars de l’influence, je n’ai pas pu lutter contre une forme de fascination mêlée de gêne à l’égard des influenceuses de téléréalité qui se sont fait connaître dans des émissions telles que Les Marseillais, Secret Story, Les Anges ou La villa des cœurs brisés. Aujourd’hui, ce sont elles font en grande partie tourner le monde de l’influence, elles génèrent des millions de dollars et ciblent de très jeunes audiences grâce à leurs contenus. L’industrie de l’influence serait-elle donc l’une des rares à laisser les rennes aux femmes ? Bof, ce serait trop simple et ça m’a plutôt même l’air d’être le contraire… Car lorsqu’on parcourt leurs contenus, on ne peut qu’être frappé par le nombre de stéréotypes sexistes et racistes qu’elles s’efforcent d’entretenir pour conquérir et fidéliser leur audience.
Aujourd’hui, le monde de la télé-réalité et son extension sur les réseaux sociaux grâce aux contenus publiés chaque jour par ses candidat.es star, reste un champ sous-étudié des sciences sociales alors même qu’il génère chaque année des sommes astronomiques chaque année. Comme l’expliquait récemment lors d’une conférence la militante féministe et spectatrice de télé-réalité Valérie Rey-Robert, autrice de l’excellent essai Téléréalité, la fabrique du sexisme, éditions Les Insolentes, 2022, “Le sujet n’est toujours pas pris au sérieux par bon nombre de journalistes et de sociologues alors même que le monde de la téléréalité n’est que l’exact reflet du sexisme, du classisme, du racisme et de l’homophobie qui règnent dans notre société.”
Le monde idéal des influenceuses de Dubaï
Pour rappel, le monde de l’influence français est composé de youtubeur.ses ayant trouvé leur succès grâce à des vidéos humoristiques ou des conseils beauté par exemple, des personnalités publiques (sportifs, présentateur.ices de télé etc.) qui ont recours au placement de produits sur leurs réseaux sociaux en plus de leur activité principale, et des candidats de téléréalité, qui vivent essentiellement de l’influence et de la promotion de modes de vie complètement en décalage avec les enjeux actuels.
Ces derniers vivent majoritairement à Dubaï, le paradis des personnes qui ne veulent pas payer d’impôts, où ils gagnent leur vie en se mettant quotidiennement en scène pour faire saliver leur communauté qui rêverait d’être comme eux.elles. Tout ça jusqu’à la prochaine émission de télé-réalité à laquelle ils.elles iront participer. Entre promotion de marques de fast-fashion, d’opérations de chirurgie esthétique, recours régulier à des vols de long courrier ou des jets privés, incitations à consommer tout et n’importe quoi via des placements de produits parfois plus qu’hasardeux (des pilules pour permettre resserrer le vagin des femmes trompées par exemple), ils.elles représentent un véritable exemple de réussite pour leur très jeune public.
Dans ce schéma, les femmes jouent un rôle prédominant car elles sont davantage suivies et scrutées que leurs homologues masculins. Lorsqu’on est pas vraiment familier.e de ses personnes, comme c’était mon cas avant de m’y intéresser, ce qui frappe, c’est qu’on dirait qu’elles se ressemblent toutes. Dans les émissions de vie collectives auxquelles elles participent, elles évoluent toute la journée dans des villas luxueuses à moitié dévêtues, elles ont des formes très généreuses, cherchent à séduire les hommes, se disputent beaucoup entre femmes et ne parlent jamais de la profession qu’elles avaient avant de participer à l’émission en question.
Comme l’explique Valérie Rey-Robert dans son essai, les émissions de téléréalité mettent en scène des personnes issues des classes populaires et ciblent une audience issue de cette même classe populaire, à qui l’on tente d’enseigner que montrer son corps, user de ses charmes et consommer sans compter représente une manière d’atteindre une forme de liberté et d’égalité, vendant ainsi la promesse d’une reconnaissance sociale. Pour cela, les femmes surtout doivent coller à un idéal particulier : elles doivent être flamboyantes, avoir des courbes généreuses, être hétérosexuelles et faire rêver plein de jeunes femmes pour qu’elles souhaitent leur ressembler (et donc qu’elles achètent leurs pilules pour resserrer le vagin, les mini-bikinis fabriqués par des Ouïghours ou les thés amincissants aux goûts improbables vendus par les marques qui les rémunèrent).
Une frappante absence de diversité
En 2019, le youtubeur Sam Zirah a fait une estimation du nombre de candidat.e.s issu.e.s de la diversité au sein de 6 des émissions de vie collective les plus regardées. D’après ses recherches, en 8 ans, les candidat.e.s comprenaient 0,6 % de personnes asiatiques 1,7 % de personnes homosexuelles et 2,3 % de Noir.e.s.
En revanche, plusieurs candidates, aujourd’hui influenceuses à succès, sont d’origine maghrébine comme Nabilla Benattia, Ayem Nour, Sarah Fraisou ou encore Maeva Ghennam. Des exemples de réussite qui montrent bien que l’identification de l’audience à des personnes qui leur ressemblent est un puissant levier marketing. Jusque là, rien de trop anormal. On pourrait se réjouir de ce que l’industrie du divertissement ait compris que montrer des personnes racisées à l’écran participe à la nécessaire représentation, encore loin d’être optimale, des individus non-blancs dans le paysage télévisuel français. Mais…
Dans le monde de la téléréalité, l’origine maghrébine fait vendre
Malheureusement, il n’y a pas de quoi sauter au plafond quand on voit à quel point les femmes d’origine maghrébine sont toujours montrées sous le même angle dans les émissions de vie collective. On les voit agressives, colériques et vénales. Elles jouent souvent les idiotes et parlent un français approximatif. Cette image d’écervelée à gros caractère et aux formes plantureuses a d’ailleurs valu à Nabilla Benattia, qui s’avère être une redoutable et très habile femme d’affaire pas du tout idiote, son succès et une adhésion totale du public qui adorait la détester.
Malheureusement, il n’y a pas vraiment de quoi rire, car ces personnages de michtos issues des classes populaires en talons hauts participent à la perpétuation de l’orientalisation des femmes arabes, symbolisée par le terme péjoratif de “beurette” qui tend à fétichiser leur corps, en faisant un terrain de plus de conquête coloniale. En France, ce mot serait d’ailleurs le plus utilisé dans la barre de recherche des sites porno. (La journaliste Nesrine Slaoui parle d’ailleurs très bien de ces sujets sur les vidéos explicatives qu’elle poste sur son compte Instagram).
On retient donc que les personnages de femmes aux origines maghrébine font vendre, et ça, l’industrie de la téléréalité, de l’influence et les influenceuses elles-mêmes semblent l’avoir bien compris. C’est là qu’intervient (voilà, on y arrive enfin !) le concept d’arab-fishing.
Black-fishing, Arab-fishing : l’orientalisation par des femmes racisées
L’arab-fishing, c’est le fait, par des femmes qui ne sont pas d’origine maghrébine, de laisser penser qu’elles le sont. Cette tendance ne vient pas de nulle part, elle a démarré aux États-Unis, avec l’icône suprême de la téléréalité, Kim Kardashian, d’ascendance européenne et arménienne.
Les trajectoires migratoires n’étant pas les mêmes de l’autre côté de l’Atlantique qu’en France, ce phénomène porte, aux États-Unis, le nom de black-fishing. Dès le lancement en 2007 de L’incroyable famille Kardashian, l’émission de téléréalité qui vaut aux Kardashian un succès planétaire, Kim se faisait remarquer par la taille de son postérieur, lequel n’a cessé de grossir au fil des années, au gré de diverses opérations de chirurgie esthétique qui ont accentué ses formes mais aussi la taille de ses lèvres tout en affinant sa taille. Un phénomène qui n’a eu pour d’autre finalité que de coller aux représentations stéréotypées des femmes noires, afin de paraître plus exotique et sensuelle. S’ajoute à cela un teint toujours parfaitement hâlé et un maquillage qui reprend les codes de beauté popularisés par les femmes noires (tresses collées, un maquillage particulier qui fonce les sourcils, met en valeur le teint et les lèvres etc.), afin d’entretenir une ambiguïté ethnique autour de sa personne.
D’autres personnalités américaines ont été accusées d’en faire de même, comme les pop stars Ariana Grande ou Iggy Azaela. Ce qu’il y a de problématique avec le black-fishing, c’est que les personnes qui s’y adonnent sont souvent des femmes qui n’ont aucun lien avec la culture afro-américaine et qui, ce faisant, entretiennent l’exotisation des femmes racisées et jouissent d’une popularité accentuée par l’identification à leur personne de personnes noires, sans avoir à endurer le racisme systémique et les discriminations que les femmes afro-américaines subissent au quotidien. Wanna Thompson, journaliste américaine, commente cette tendance en ces termes : “Au lieu d’apprécier la culture noire en adoptant une posture d’humilité, on sent se besoin de la posséder, d’y participer sans pour autant vouloir l’endosser complètement, ni les discriminations que cela implique“.
Des représentations qui ne manquent pas, au passage, de laisser penser aux personnes issues des minorités qu’elles aussi peuvent gravir les échelons, si elles s’en donnent la peine (ce qui inclut bien-sûr le fait de jouer de sa féminité), sans prendre en compte les enjeux de sexe, de race et de classe qui continuent à entraver les parcours des personnes issues des minorités, chose que Kim Kardashian n’a pas l’air de prendre en considération lorsqu’elle conseille à toutes les femmes “de se bouger le cul et d’aller travailler”.
En France, dans le monde de la téléréalité, c’est l’arab-fishing qui est en vogue. L’une de ses représentantes les plus connue est l’influenceuse Milla Jasmine. Lèvres charnues siliconées, formes généreuses sculptées au bistouri, longs cheveux ébènes, teint sans cesse hâlé permettent à Milla d’avoir une apparence qui entretient le doute sur ses origines. Il y a quelques mois, elle s’est convertie à l’Islam, ce qu’elle a signifié sur son compte Instagram. Son prénom et son choix pour l’Islam laisseraient penser que Milla est d’origine maghrébine, sauf qu’elle s’appelle en réalité Marie-Charlotte, qu’elle n’a certainement jamais subi de discriminations liées à ses origines, étant donné qu’elle s’appelle Marie-Charlotte, et que s’étant convertie à l’Islam une fois installée à Dubaï, elle n’a jamais dû, non plus, endurer l’islamophobie que vivent au quotidien les musulmans qui vivent en France.
Sans enlever à chaque femme le droit inconditionnel à choisir son apparence et sa religion, il s’avère que passer pour une “beurette” représente une puissante stratégie marketing qui fait ses preuves auprès du public de téléréalité français, Milla étant l’une des influenceuses les plus en vogue sur les réseaux sociaux. La soeur de Milla, Safia, qui s’appelle en fait Gwendoline, a recours au même procédé et s’en est défendu il y a quelques mois en expliquant : “Johnny Halliday ne s’appelait pas Johnny Hallyday ! Il y a plein de personnalités qui prennent des pseudonymes ”, une remarque qui nous donnera l’occasion de vérifier si “Johnny” est par essence un prénom assimilé à un individu appartenant à une population minoritaire qui subit des discriminations sur la base de son éthnicité (vous pouvez donner votre avis en commentaire 🙂 )
Une variante de l’arab-fishing chez les candidates de téléréalités françaises pourrait être liée à la promotion de valeurs islamiques par les influenceuses, pour gagner le cœur de leur communauté. C’est le cas par exemple de Marine El Himer, visiblement d’origine marocaine et récemment convertie à l’Islam, qui s’affiche comme Milla, devant une mosquée d’Abu Dhabi, couverte d’un foulard islamique. Si Marine El Himer a parfaitement le droit de parler ouvertement de sa religion et d’afficher sa fierté d’être musulmane sur ses réseaux, difficile de ne pas s’interroger sur le coup marketing que cela représente, en témoignent les commentaires sous son post : “je suis pas du tt influenceuse de télé réalité, je les trouves tellement sans intérêt et un peu bébête.mais toi l’islam je trouve t’a changer en bien,tu forces le respect,t’as l’air cool,simple et sans chichi“, “Tu a gagné le coeur de beaucoup de musulmane.. qu’Allah continue à te guider vers le droit chemin et te préserve de tout mal!“.
Sa communauté semble ainsi redoubler d’amour pour elle face à ce choix de conversion, même si d’autres semblent moins convaincus : “Arrête de jouer avec là religion stp ! Un coup t’es en maillot de bain avec un verre de champagne et après voilà a dire hamdoullilah c’est a cause de gens comme vous que ça devient du grand n’importe quoi et que nos jeunes ce perdent !” .
Pour ces influenceuses qui vivent à Dubaï dans leurs palais dorés, la réalité est en effet toute autre que celle des personnes racisées de France… Tout comme l’est celle des célébrités américaines qui surfent sur les codes de beauté noire sans s’inquiéter de l’ambiguïté qu’entretient une telle démarche autour de leur identité, dans un pays encore si peu disposé à combattre le racisme institutionnel qui vise ses populations noires. Alors à quand une vraie place pour les personnes racisées, leur religion et leur vécu d’individus ayant réellement été confrontés à des discriminations, pour donner aux jeunes audiences avides de téléréalité d’autres modèles de réussite ? Car regardons les choses en face : la téléréalité sous toutes ses formes (émissions de vie collective, coaching, concours, émissions de rénovation etc.) fait pleinement partie de la vie de nombreux Français. Comme le remarque Valérie Rey-Robert dans son essai, les formes de la téléréalité vont se multiplier au cours des prochaines années notamment sur les réseaux sociaux avec la diffusion de vidéos sur les chaînes personnelles (Youtube, Tiktok, reel sur Instagram) des différent.e.s candidat.es… Alors plutôt que de continuer à en faire un non-sujet et à traiter ces programmes comme de la sous-culture, il semble urgent de travailler en profondeur à modifier les représentations stéréotypées qu’ils véhiculent, en les rendant plus inclusifs et moins sexistes.