C’était le début du printemps. Le fond de l’air était encore frais mais déjà, la lumière qui baignait les façades et les trottoirs annonçait le retour des beaux jours. Comme souvent, en fin de journée, je faisais de longues marches dans la ville après le travail. J’étais tout près de la place de la Bastille lorsque je les ai vues la première fois. Ces images.
Je venais de traverser la Place des Vosges et m’apprêtais à remonter la rue du Faubourg Saint Antoine en direction de chez moi. Sur mon téléphone, j’ai fait ce que je fais désormais plus de 30 fois par jour, presque sans m’en rendre compte, comme une manie absurde dont on arrive pas à se défaire. Un rapide tour sur Instagram, puis Twitter, puis Facebook, Instagram encore. D’habitude, je vois sans voir, je lis sans lire, je regarde ces images défiler sous le mouvement distrait de mon pouce en pensant vaguement à autre chose. Mais pas cette fois, car elle était là.
Sur mon petit écran, une figure anguleuse filmée en gros plan, un regard clair et perçant, la chevelure habillement tressée, tirée à quatre épingles, l’air d’avoir un haut le cœur perpétuel. Elle est là, Amber Heard, mais elle ne parle pas, car on en n’est qu’au 5ème jour du procès qui l’oppose à son ex mari, Johnny Depp et ce n’est alors que le début de l’un de ces procès-spectacle dont le public raffole et comme seuls les Etats-Unis savent les fabriquer.
En 2016, après 1 an et demi de mariage avec l’acteur, Amber Heard, actrice américaine connue pour ses rôles dans des blockbusters, demande le divorce. Le motif : violences conjugales. Heard explique, vidéos à l’appui, que la consommation régulière d’alcool et de drogue rendent Depp violent. À plusieurs reprises, il l’aurait agressée physiquement, verbalement et sexuellement. Le jour où le divorce est officiellement prononcé, les clichés pris par les journalistes présents montrent Amber Heard, le visage tuméfié, quittant le tribunal. Elle vient alors d’obtenir de la part de la justice américaine une ordonnance de protection et 7 millions de dollars de la part de son désormais ex mari. D’abord, chacun semble reprendre sa vie, mais en coulisses, Heard reçoit des centaines de milliers d’insultes et de menaces de mort de la part de personnes l’accusant d’avoir menti et d’avoir voulu nuire à la carrière de Johnny Depp.
Johnny Depp. Pour ma génération, tout comme la précédente et peut-être aussi la suivante, il est un symbole, un fantasme, le pirate drôlatique de Pirates des Caraïbes, le journaliste halluciné de Las Vegas Parano, l’ex sexy et attachant de Vanessa Paradis. On sait qu’il a un petit problème avec la boisson mais on l’aime quand même, et il nous le rend bien.
En 2017, Amber Heard publie une tribune dans le Washington Post, dans laquelle elle dénonce le harcèlement perpétuel qu’elle subit depuis son divorce avec l’acteur. Elle s’y exprime en tant que survivante de violences conjugales. Sans jamais citer Johnny Depp directement, elle écrit : “J’ai été exposée à des abus très jeune. J’ai compris certaines choses assez tôt, sans même qu’on me les explique. Que les hommes ont le pouvoir, physiquement, socialement, financièrement, et que de nombreuses institutions soutiennent ces arrangements. Je l’ai su bien avant de pouvoir l’exprimer en mots, et j’imagine que vous aussi (…) Il y a 2 ans, je suis devenue un symbole des violences conjugales, et j’ai senti toute la haine qu’a notre société pour les femmes qui dénoncent les abus dont elles sont victimes. Des amis, des conseillers, m’ont dit que je ne travaillerais plus jamais en tant qu’actrice, que je serais désormais blacklistée (…)”. Suite à la publication de l’article, Depp porte plainte et accuse Heard de diffamation, un procédé couramment utilisé par les hommes accusés de violences et de harcèlement.
Pendant ce temps, au Royaume-Uni, le tabloïd The Sun s’étonne sur l’une de ses couvertures que JK Rowling se soit déclarée enthousiaste à l’idée que Depp participe au nouvel opus des Animaux Fantastiques alors même qu’on le sait désormais être un “cogneur de femmes”. Depp intente un procès au média pour diffamation, qu’il perd sans possibilité de faire appel, le tribunal estimant que les qualifications du Sun étaient “substantiellement vraies”.
Avril 2022, le procès qui oppose Depp à Heard s’ouvre à Fairfax, en Virginie. Il est télévisé et très suivi par tous les défenseurs de Johnny Depp, dont des communautés masculinistes qui alimentent savamment toute une propagande anti-femmes et anti-victimes sur les réseaux sociaux. Leurs contenus infiltrent toutes les top tendances sur TikTok, Twitter, Instagram. Pendant des semaines, l’image de Heard est minutieusement salie et détruite à l’aide de vidéos et sketchs la tournant en ridicule, remettant en question ses accusations envers l’acteur, singeant ses mimiques, travaillant à accroître le potentiel sympathie de Johnny Depp et à monter l’opinion publique contre l’actrice.
Revenons à cette fin de journée de fin avril, place de la Bastille. C’est donc Amber Heard que je vois la première sur mon petit écran, alors que ce procès désormais ultra suivi dans le monde entier bat son plein. En France, peu de personnes le regardent et à mon grand étonnement, les féministes en parlent peu. On voit tout ça comme un étalage de détails privés, un événement people voyeuriste, gênant à regarder. Et c’est vrai que c’est gênant à regarder : la succession de détails sur leur vie privée, Depp qui se met la cour dans la poche, tire une chaise pour faire asseoir son avocat en gentleman idéal, Heard qui renifle, pleure à la barre, le visage déformé par la douleur. C’est une actrice, et les actrices, elles font du cinéma c’est bien connu. Depp aussi est un acteur, mais lui, il représente tous ces hommes qui doivent se défendre contre les accusations de femmes vénales qui n’en veulent qu’à leur argent. Lui, ne joue pas la comédie. Lui, c’est un homme, il a déjà raison. Finalement, ce n’est peut-être pas parce que Heard est actrice qu’on l’accuse de faire du cinéma. C’est peut-être juste parce que c’est une femme.
Je me mets à suivre le procès tous les jours. J’ai du mal à savoir quoi en dire, quoi en penser, c’est vrai que tout cela semble bien impudique, mis en scène, les larmes de Heard, l’air affecté de Depp, l’aspect spectaculaire de tout ça. Mais quand on se détache de l’image et qu’on se concentre sur le son, tout prend une autre dimension. Il n’est plus simplement question de stars du showbiz qui lavent leur linge sale en public. On assiste au procès d’une femme, qui a voulu dénoncer les violences qu’elle a subies pendant des années de la part de son ex mari alcoolique, l’acteur le mieux payé d’Hollywood qui l’accuse désormais de mentir au monde entier pour détruire sa carrière et lui extorquer de l’argent.
Personne n’a cru Amber et avant même que la Cour rende son verdict, la rendant coupable de diffamation et la condamnant à verser 10 millions d’euros de dommages et intérêts à son ex mari, le grand tribunal des réseaux sociaux l’avait déjà jugée, de toutes façons.
Le procès a duré 6 semaines, dans les railleries ou l’indifférence générale. Les pro-Depp exultent à l’annonce du verdict contre Heard, puis chacun.e reprend sa vie, bien content.e d’avoir participé à sauver l’honneur des hommes violents injustement acculés et d’avoir bousillé la vie d’une énième victime de violences envers les femmes.
Février 2023. Je suis toujours à Paris, toujours après le travail. Je monte en direction de Belleville pour me rendre à un rendez-vous et sur le chemin du retour, passe tout près du parc de Buttes-Chaumont, un parc vallonné où les parisiens aiment faire leur jogging, bouquiner, pique-niquer, organiser les goûters d’anniversaires de leurs enfants. En cette froide après-midi, la zone est fermée, car le corps d’Assia, une femme de 46 ans, y a été retrouvé démembré il y a quelques jours de cela. Assia et son mari, qui l’a tuée avant de la découper en morceaux, ont été mariés pendant 26 ans et vivaient à Montreuil, une vie semble-t-il paisible, sans histoires, avec leurs trois enfants.
Ce même mois de février, un épisode de l’émission La Fabrique du Mensonge sort sur l’affaire Depp-Heard. Je le regarde en me demandant avec effarement pourquoi, il y a moins d’un an, personne n’a rien fait. Ce documentaire revient sur les mécanismes qui ont permis à Depp de ressortir en grand gagnant de cette affaire, sur l’implacable loi de nos sociétés qui transforment les femmes victimes de violence en coupables, l’influence des réseaux sociaux sur le système judiciaire, la fidélité à toute épreuve de toutes et tous pour les hommes violents. On y apprend à la fin qu’Amber Heard vit désormais en Espagne, sous un faux nom.
Mars 2023. À nouveau, je me dirige en direction de Bastille mais cette fois je fais un détour par la place d’Aligre avant de bifurquer rue de Prague. Je me plante devant le numéro 15. La porte cochère de ce bel immeuble ancien est recouverte de fleurs et de cartes. La vitre sur le côté droit est brisée, un scotch orange fluo a été maladroitement tiré entre les différents éléments de la porte en fer forgé. Le 23 mars 2023, Cécile Hussherr-Poisson a été poignardée plusieurs fois dans le cou, dans le hall d’entrée de cet immeuble, par son ex mari. Elle était enseignante-chercheuse en littérature comparée à l’Université, lui, économiste, régulièrement invité sur les plateaux de télévision. Il avait tout préparé. Ce matin-là, il s’est glissé dans l’immeuble de son ex-compagne en tenue de livreur Deliveroo avec un casque de moto sur la tête. Après avoir tué Cécile, il s’est enfui et s’est réfugié dans une église pour changer de tenue. C’est un ouvrier travaillant sur le chantier d’à côté qui qui l’a poursuivi et l’a livré à la police.
Devant la porte désormais tristement fleurie, je fais la rencontre d’une jeune doctorante en géographie qui travaille sur la mémoire des femmes dans l’espace public. Elle pleure. Elle m’explique que la vitre est brisée car le jour du drame, des passants l’ont fracassée, essayant de sauver Cécile pendant qu’elle recevait les coups de couteau assénés par son ex-mari. Sans succès. J’écris une carte à mon tour pour Cécile, et la glisse dans un bouquet à moitié fané, fixé à la porte.
Je rentre de mon triste pèlerinage vers chez moi. Mon regard se pose sur les façades d’immeubles. Est-ce que des femmes se font tabasser dans cet immeuble-là ? Et dans celui-ci ? Est-ce que des femmes sont déjà mortes sous les coups d’un homme dans cette coquette résidence, derrière cette élégante baie vitrée, dans l’ombre de cette chambre de bonne ? Est-ce que cette petite fille, qui marche devant moi sur le trottoir, subira plus tard des violences de la part de son compagnon, de son frère, de son père, de son patron, d’un collègue, d’un type croisé dans la rue, d’un ami bourré dans une soirée ? Si c’est le cas, qui l’écoutera, qui la protégera, qui la défendra ?
Où sont les traces de toutes ces femmes dans nos villes, nos villages, nos bâtiments ? Une fois les fleurs pour Cécile fanées et la vitre remplacée, que restera-t-il ? Dans quelques mois, quelques années, qui se souviendra d’Assia en faisant son jogging aux Buttes Chaumont ? Est-ce que la mort de ces femmes et de toutes les autres permettent au moins de faire changer les choses ? Est-ce que la société bouge? Est-ce qu’elle se bat pour leur droit à être, à exister, à rompre, à être écoutées, à faire entendre leur parole ? La réponse à ces questions, on la connaît.
Je bifurque dans ma rue et une pensée m’obsède. Si Assia et Cécile avaient cherché la protection de la police contre leur mari ou leur ex, elles ne l’auraient pas reçue. Mais si Amber Heard était morte sous les coups de Johnny Depp, on l’aurait sûrement crue.