Il y a 7 ans à cette même période de l’année, je scrutais avec angoisse le passage des jours. J’étais étudiante en Erasmus à l’Université de Reading, bourgade de 270 000 habitants située à l’est de Londres. On était déjà à mi-parcours du “Summer term”, les examens finaux allaient bientôt avoir lieu. Le temps de l’insouciance et de l’apprentissage se terminaient et d’ici quelques semaines, une première vague de départ d’étudiants étrangers aurait lieu.
L’idée de quitter ma petite maison (humide, vétuste, au loyer trop cher) de Christchurch road, son jardinet déglingué, sa petite cuisine aux meubles en formica, ma grande chambre à la moquette jaunie (véritable nid à poussière), les barbecues de printemps, la douce lumière du couchant qui se réverbérait sur les briques rouges des maisons mitoyennes, les soirées au pub du coin, les énormes fêtes organisées chez des étudiants anglais ou Erasmus qui se terminaient au petit matin, les week-ends à Oxford, Brighton, Bristol ou Swansea, les English breakfasts engloutis au café Yolk, les après-midis à étudier dans l’imposante bibliothèque de l’université, les heures passées sur ce campus majestueux traversé d’une nature luxuriante, les bières bues en bord de canal, les pique-niques dans la campagne anglaise, me tordait le ventre.
Cette semaine, je suis tombée sur un épisode d’Infrarouge intitulé Erasmus, notre plus belle année ?. Après plus d’un an à voir nos rêves et souvenirs se heurter aux murs de nos appartements, ces images m’ont fait l’effet d’une délicieuse madeleine de Proust. Elle m’ont aussi, le temps d’une soirée, fait contempler avec regret ces précieux souvenirs qui me paraissent déjà si lointains.
Dans ce documentaire sorti en 2017, Sébastien Legay retourne dans l’appartement qu’il occupait avec 17 autres étudiants européens sur Weesperstraat, une avenue d’Amsterdam. Son Erasmus à lui, c’était en 1992. À l’époque, le programme d’échange inter-universités n’était lancé que depuis quelques années. Seuls quelques milliers d’étudiants européens se prêtaient alors au jeu. Aujourd’hui, les choses ont bien changé : plus de 100 000 étudiants partent chaque année à l’aventure aux quatre coins de l’Europe. Depuis plusieurs générations, Erasmus est devenu un incontournable de la vie étudiante. Une réussite qu’on doit, en grande partie, au film l’Auberge Espagnole de Cédric Klapish, sorti en 2002.
Itinéraire d’une success story européenne
À son lancement en 1987, le programme Erasmus ne concernait que 11 pays. Acronyme d’« European Region Action Scheme for the Mobility of University Students », il entendait développer une citoyenneté européenne au sein d’une Europe encore morcelée. D’ailleurs, Margaret Thatcher, à l’époque Première Ministre, a longtemps trainé les pieds, renâclant, en dépit de son europhilisme affiché, à investir financièrement dans ce projet un peu fou.
En fait, contrairement à François Mitterand qui ne concevait pas l’avenir de l’Europe hors de ce dispositif, la majorité des dirigeants des pays membres voyaient d’un mauvais oeil ce nouveau poste de dépense. Finalement, le programme vit le jour le 15 juin 1987, appuyant l’ambition de voir se créer un marché unique européen ainsi qu’une véritable identité européenne.

Le programme a aujourd’hui 34 ans et a permis à plus de 10 millions de personnes de pouvoir partir un semestre ou un an dans un pays d’Europe. Désormais, il n’est plus réservé aux seuls étudiants mais aussi aux apprentis, formateurs, demandeurs d’emploi, jeunes diplômés, collégiens et lycéens. 33 pays y participent soit les 27 états membres de l’Union européenne ainsi que l’Islande, le Liechtenstein, la République de Macédoine, la Norvège, la Serbie et la Turquie.
Brexit : le grand chamboulement
En France, la nouvelle est passée presque inaperçue et pourtant, elle a suscité un raz de marré de l’autre côté de la Manche : le Royaume-Uni est, depuis janvier 2020, sorti du programme Erasmus +. Rien d’étonnant, suite à la décision du pays de quitter l’Union Européenne. Aujourd’hui, les étudiants britanniques ne peuvent donc plus prétendre au dispositif, qui permettait à 15 000 d’entre eux d’étudier chaque année à l’étranger.
Du côté de la population étudiante et des professeurs, la pilule a du mal à passer. Mais dans le reste de l’Europe également. “Si j’ai décidé de faire des études d’anglais, c’est parce que je rêvais d’aller passer 1 an en Angleterre, explique Marla, étudiante à Lille. C’est important pour moi d’apprendre à parler l’anglais auprès de natifs, de m’imprégner de leur accent… Parler anglais avec des Italiens, des Espagnols et des Allemands, ça n’a rien à voir“. Car en effet, pour Marla et pour tant d’autres, il faudra se rabattre sur d’autres contrées, ou payer les frais universitaires qui s’appliquent au locaux, soit pas moins de 9000 livres par année.
Dans le documentaire de Sébastien Legay, on apprend que James, le jeune anglais en Erasmus qui habite désormais l’appartement de Weesperstraat a lui-même voté pour le Brexit, confirmant, une fois n’est pas coutume, que chez les britanniques, le sentiment d’appartenance à l’Europe est loin d’être aussi marqué que chez d’autres. C’est d’ailleurs ce que j’avais remarqué lors de mon année à Reading : Italiens, Allemands, Français, Espagnols… avions un peu le sentiment d’appartenir à la même famille. On partageait le goût pour les grands repas pris à table et le bon vin, regardant avec méfiance les bouteilles en plastique de 2L de cidre Strongbow qu’affectionnaient tout particulièrement nos acolytes anglais. C’est vrai qu’en Angleterre, on se sentait un peu en terrain inconnu, et c’est précisément ça, qui était formidable.
Un an plus tard, je suis retournée en Angleterre pour enseigner le Français à l’Université de Birmingham. Quelques semaines avant le référendum sur l’Europe, j’avais demandé à mes étudiants : “Vous sentez-vous plus proches de vos voisins européens, ou américains ?“. La réponse ne s’était pas faite attendre : en réalité, ni l’un, ni l’autre, ils se sentaient juste britanniques.
Et les inégalités sociales ?
Il n’y a pas qu’au Royaume-Uni qu’Erasmus fait des sceptiques. À Madrid, Sebastien Legay rencontre Pablo Iglesias, chef de file du parti de gauche radicale Podemos. Iglesias aussi a fait Erasmus, qu’il qualifie de programme hautement élitiste : “Erasmus, ce n’est pas pour tout le monde. J’ai pu y a aller car mes parents gagnaient bien leur vie car les aides de l’Europe ne suffisaient pas pour vivre. Nous, on aimerait un Erasmus qui ne ferait pas différence entre les classes et qui ne serait pas réservé à ceux qui ont un soutien familial“. Comment le contredire ?
Partir un an à l’étranger est loin d’être donné à tout le monde. La bourse Erasmus s’élève à 300 euros par mois, versés en deux fois, en décembre, puis en avril. Sans des parents qui paient le loyer tous les mois ou de solides économies, impossible de s’en sortir sur place.
Ayant anticipé la chose, j’avais pour ma part travaillé de janvier à août 2013 à Auchan. J’ai pris tous les jours fériés, payés double, et à partir de juin, suis passée de 25 à 35 heures hebdomadaires. Chaque mois, je regardais, non sans délectation, mon livret A gonfler modestement. Je suis partie en septembre en car Eurolines (hors de question de payer l’excédent de bagages à l’aéroport, ma valise pesait 55 kilos…) le coeur confiant.
Autant vous dire que ça n’a pas suffi. En février, mes finances se trouvaient au plus mal car vivre en Angleterre c’est très, très cher. Pour aller jusqu’au mois de juillet, il aurait fallu que je renonce à toutes les excursions, soirées, visites et que je mange du pain de mie à chaque repas. J’ai tenté de prendre un job étudiant sur place mais après 2 essais non rémunérés dans un coffee shop, on m’a dit qu’on ne pouvait pas me prendre car ” tu n’es pas vraiment la reine du cappuccino”. Heureusement pour moi, après un SOS désespéré, mes parents m’ont aidée et le rêve a pu continuer quelques mois supplémentaires.
Après Erasmus
En ce qui me concerne, cette année a véritablement été ma plus belle année, et je crois qu’elle le restera toujours. Très vite, j’ai compris que ce qu’il y avait d’unique avec Erasmus, c’est qu’on était amené à rencontrer des gens qu’on n’aurait jamais connu autrement et qu’on s’en faisait très vite une famille. Tous plongés dans le même bain, réalise que l’Autre diffère de nous mais surtout, qu’il nous ressemble.
Alors bien-sûr, tout le monde ne vit pas l’année de sa vie en Erasmus. À Reading, certain.e.s ont perdu un parent, ont déclaré une maladie, ont pleuré leur petit.e ami.e qui leur manquait, ont eu le mal du pays pendant un an, n’ont pas réussi à joindre suffisamment les deux bouts pour terminer l’année. Mais pour ma part, ce départ à 20 ans a marqué un tournant. Le revers de la médaille aura été le déchirement ressenti au moment du départ, ce moment où on emmène sa couette, ses oreillers et sa vaisselle au charity du coin, où l’on boit sa dernière bière des larmes plein les yeux, où l’on claque la porte d’entrée de la maison en sachant qu’on ne la reverra pas de si tôt.
Je n’ai jamais pu regarder toutes mes photos de cette année ni rouvrir le cahier dans lequel tout le monde m’avait écrit un petit mot avant le départ. Reading, je n’y suis jamais retournée. J’irai peut-être un jour mais j’ai peur que mon Reading rêvé ne ressemble en rien à ce que je retrouve sur place, des années après. Dans son film, Sébastien réunit ses anciens colocataires à Amsterdam. Ils se retrouvent comme s’ils ne s’étaient jamais quittés, alors que beaucoup ne s’étaient plus donnés de nouvelles depuis des années. Pour ma part, j’ai gardé le lien avec peu des étudiants rencontrés sur place. Mais j’ai tiré de cette année une poignée de très précieuses amitiés dont un Anglais, un Indien, plusieurs Français — en particulier cette Auvergnate aux airs de Lily Allen, rencontrée un après-midi d’octobre à Costa Coffee, devenue de retour à Lyon ma colocataire et restée jusqu’à aujourd’hui, l’une de mes plus proches amies.
C’est à mon retour à Lyon, en plein deuil de mon année, que j’ai ouvert ce blog. Il porte le nom de la traduction anglaise du roman de Romain Gary, La vie devant soi, l’un de mes romans préférés.
Bref, c’est un peu le problème avec Erasmus. Ceux qui l’ont fait sont toujours très bavards. Je crois savoir que quand on n’est pas parti, il n’y a rien de pire que de se retrouver en soirée nez à nez avec d’anciens Erasmus qui se mettent à parler de leur expérience, des trémolos dans la voix, même des années après. Sans nul doute, je fais partie de ces gens… Mille excuses.